L’épuisement professionnel par excès de contrôle peut sembler plus évident que le burn-out par évitement que je vous décrivais la semaine dernière. En effet, les control freaks eux-mêmes reconnaissent souvent qu’ils en font trop, alors qu’il est souvent plus difficile de mettre en évidence les mécanismes relationnels qui transforment des comportements d’évitement en épuisement.
Si le burn-out par excès de contrôle est plus facile à reconnaître, il est aussi plus difficile à prévenir. Car exhorter une personne qui s’agrippe à lâcher prise est le plus souvent inefficace, voire contre-productif.
Bilal a été embauché pour remettre l’organisation sur pieds. Il y a tout à faire, tant cette entreprise a été mal gérée pendant des années. D’autant que les sources historiques de recettes se tarissent et qu’il faut réinventer le modèle économique.
L’équipe a accueilli l’arrivée de Bilal avec soulagement, d’autant que ses principes de management participatif et d’entreprise libérée créent un contraste bienvenu d’avec ses prédécesseurs. Les banquiers aussi, ont des attentes et ne tardent pas à imposer à Bilal une feuille de route intenable. Ambitieux, Bilal relève le gant sans vraiment négocier.
Il s’investit à fond pour mobiliser son équipe. Chacun.e fait de son mieux, convaincu.e comme lui qu’avec beaucoup d’efforts collectifs, l’entreprise va reconquérir les moyens de ses ambitions. Mais les résultats tardent. L’équipe s’épuise, les banquiers s’impatientent.
Progressivement, Bilal se rigidifie. S’il sacrifie ses week-ends pour aller représenter l’entreprise à un salon, s’il travaille tous les soirs jusqu’à 23 heures, s’il se retrousse les manches pour aller ranger un local à transformer en bureau, alors pourquoi pas le reste de l’équipe ? S’il s’accommode du manque de moyens et voit le verre à moitié plein, pourquoi de plus en plus de collaborateurs voient-ils le verre à moitié vide et se mettent à refuser de sortir de leur fiche de poste ? L’absentéisme et les démissions se multiplient. Bilal devient dingue, s’énerve contre tout le monde. Ses collaborateurs, vexés et découragés d’être traités comme des exécutants, lèvent le pied et Bilal finit par en faire beaucoup trop lui-même.
Exaspéré par la passivité de son équipe, Bilal entame une série d’ateliers participatifs pour réengager tout le monde. Surprise : malgré une première séance plutôt bien reçue par l’équipe, les suivantes sont moroses et plus rien ne bouge. Ou plutôt si : la community manager, sur laquelle Bilal comptait beaucoup, a mis fin à sa période d’essai au lendemain du dernier atelier. « Bon ben là, si l’équipe ne se réveille pas, on va dans le mur. Je dois être clair sur ma vision », s’inquiète Bilal. « Enfin, il est prêt à se fixer des priorités, pense son adjointe, Marguerite. S’ensuit une séance de travail à l’initiative de cette dernière pour identifier les deux sujets sur lesquels il faut que l’entreprise se focalise à court terme avant d’investir sur d’autres projets de développement plus ambitieux.
Le lendemain matin, Bilal réunit toute l’équipe pour faire le point sur les priorités. Et au lieu des 2 sujets identifiés la veille, reprend in extenso la liste des 15 projets sur lesquels l’équipe travaille actuellement.
– On n’avait pas parlé de 2 priorités vitales ? s’étonne Marguerite.
– Oui mais je fais comment pour motiver ceux qui ne sont pas directement concernés par ces 2 priorités ?
– …
Le constat au sein de l’équipe est unanime : il faudrait réduire les priorités, il y a même des volontaires pour ça. Mais Bilal ne l’acceptera jamais, au nom de ses sacro-saints principes de management participatif.
A la brasserie qui leur sert de cantine, Bilal s’énerve en dessinant des sillons à la fourchette dans sa purée :
– Non mais j’hallucine ! Quand je suis arrivé, ils se plaignaient d’être infantilisés et maintenant que je les associe, ils ne veulent plus rien faire !
– Et qu’est-ce qui a déclenché ce retournement de situation, selon toi ?
– Antoine n’a pas supporté que je lui demande de revoir sa copie, Gwendoline s’est froissée quand je lui ai demandé de s’occuper du réaménagement du local d’archives au lieu de m’accompagner au ministère… Quant à Lison, elle ne tolère pas que je prenne la parole dans une réunion clients à laquelle elle m’a invité !
– Ben c’est vrai que pour un patron participatif, tu donnes beaucoup ton avis… Tu sais, les patrons d’avant n’étaient pas sympas, mais au final, ils n’intervenaient pas dans le quotidien…
– Et faut voir dans quel état j’ai trouvé la boite !
– Et ça marche mieux maintenant, selon toi ?
– …
– …
Bilal est vexé, mais Marguerite a touché juste et il le sait. Mais c’est plus fort que lui, il faut qu’il intervienne. De son côté, Marguerite a senti qu’elle était allée un peu loin et fait le dos rond. Elle reprend les 15 projets et demande à chaque chef de projet de mettre un jour son plan de travail sans omettre la moindre tâche. Elle sait, et tout le monde sait qu’il y en a pour 4 équipes comme la leur si tout doit être fait en même temps. Elle organise une séance de coordination des 15 projets.
Assez rapidement, tous les agendas sont pleins et l’équipe refuse d’en prendre plus. C’est Bilal qui doit s’y coller. Quand il proteste, la réponse est en substance « On sait que ça fait beaucoup et on s’inquiète pour ta santé. Mais bon tu as décidé que tu voulais et pouvais tout faire, à tes ordres chef. »
La réunion se termine assez mal. Bilal est fou de rage contre tous ces chefs de projets qui refusent de prendre leurs responsabilités. Ceux-ci se relaient dans son bureau pour lui demander son avis sur des détails pendant les jours qui suivent, jusqu’au moment où Bilal pète un câble.
– Faites tous chier ! Démerdez vous je ne veux plus vous voir !!! hurle-t-il en quittant son bureau en trombe.
Un sale moment à passer pour tout le monde. Bilal reste invisible pendant quelques jours. Le lundi suivant, Bilal arrive penaud au bureau.
– Comment tu vois la suite ? lui demande Marguerite sans attendre qu’il s’excuse (ce qu’il ne fera pas).
– Je ne sais plus… avoue Bilal. Je suis à bout, je ne vois pas comment je peux nous sortir des ronces. Je pense que je vais démissionner…
– Avant ça, est-ce que tu veux bien entendre un plan B ?
– Au point où on en est…
Marguerite lui présente alors un plan B, qui se résume en gros aux 2 priorités vitales évoquées plus haut. Bilal objecte, s’inquiète de la réaction des banquiers.
– J’en ai discuté avec eux vendredi et ils sont OK, répond Marguerite.
– Tu as fait ça sans moi ??? Mais de quoi j’ai l’air !
– Tu n’étais pas là, on ne savait pas si tu allais revenir…
– Non mais quand même ! il suffit que j’aie le dos tourné pour que vous preniez des initiatives…
– Ben c’est ce que tu nous demandes de faire depuis des mois, non ?
– En gros, tu es en train de me dire que c’est moi qui vous empêche de prendre des initiatives et que je devrais tourner le dos plus souvent ?
…
Bilal a retenu la leçon. Il s’est même autorisé des vacances. Au retour, l’entreprise n’est pas sortie des ronces mais chacun prend sa part de responsabilité.
Régulièrement, Bilal refait des accès « d’interventionnite aigüe ». Dans ces moments-là, Marguerite et les chefs de projet se mettent immédiatement en retrait, ce qui signale le retour de la « délégation vers le haut » que Bilal a appris à redouter. En général, ça suffit et ils ont tous appris à en sourire a posteriori. Côté business, ce n’est pas encore gagné, mais rien n’est encore perdu.
Le plus difficile avec l’épuisement professionnel dû à un excès de contrôle, c’est que la volonté même de la personne l’empêche d’atteindre son objectif de lâcher-prise. Toute la subtilité stratégique de ce type d’accompagnement consiste à court-circuiter cette volonté bloquante pour provoquer l’expérience correctrice qui réalignera le but et la volonté. Une autre difficulté, c’est que ce type d’accompagnement demande la complicité de l’entourage, avec des passages parfois difficiles à vivre avant que la situation ne se débloque.
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