Dans un précédent article, 3 dirigeantes témoignaient de leurs difficultés à renouer avec leur environnement professionnel après un cancer. Cette semaine, explorons le point de vue de l’entreprise.
En effet, le cancer, et plus largement la maladie chronique interroge tous les fondements de la relation de travail. La productivité, l’équité vis-à-vis du groupe, les marges d’adaptations des organisations… Mais aussi le sens et le rôle du travail dans la vie des individus.
Or, du point de vue de l’entreprise, résister à la facilité d’écarter de l’organisation les salariés temporairement abîmés physiquement et mentalement par la maladie ne va pas de soi.
Cet article s’appuie largement sur des données et travaux menés par deux associations, Entreprise et Cancer et Cancer@Work. Je me suis également inspirée de démarches menées dans deux grands laboratoires pharmaceutiques. Des progrès sont faits grâce à ces initiatives, c’est indéniable. Cela dit, mon activité de coaching de dirigeants m’a appris que beaucoup de celles et ceux qui sont touchés par le cancer vivent leur retour au travail comme un moment de solitude très éprouvant. De toute évidence, il y a encore du chemin à faire.
Je remercie Marilise Marcantonio, Jan Liska et Hélène Bonnet pour leur générosité et leur engagement à faire bouger les lignes. Un tout grand merci également aux dirigeant·e·s qui m’ont autorisée à partager leur expérience. En toute discrétion, bien entendu.
© Cancer et travail
Au-delà du cancer, 1 actif sur 2 de plus de 50 ans est atteint d’une maladie chronique.
Enfin, il n’y a pas que des salariés malades. 1 Français sur 6 est aidant familial en 2017 (source : Baromètre 2017, Fondation April et BVA). En 2030, ce sera 1 sur 4 (source : DREES). Parmi eux,
“Ils sont partis du principe qu’ils voulaient quelqu’un de tout frais et énergique et qui ne risquait pas de repartir en congé maladie… Enfin c’est ce que je crois car bien sûr tout ça s’est fait dans l’hypocrisie la plus parfaite. C’est d’ailleurs la question de ce jeu non transparent qui est pénible… On finit par douter de soi, par croire des arguments fallacieux (car ils ne peuvent pas exprimer leurs vraies peurs…). Bref, ça pose la question de la confrontation des valeurs… Là où quelqu’un qui vient de traverser quelque chose de sacrément authentique se retrouve face à beaucoup d’hypocrisie, de peur… Face à une culture qui refuse les coups de mou ponctuels et qui refuse de voir les forces et les qualités qu’on peut développer par ailleurs quand on a traversé ce genre d’épreuve… Bref l’incapacité d’établir un canal de communication authentique… Qui s’est traduit statistiquement par plus de 60% de gens qui ont quitté leur poste 2 ans après (de leur plein gré ou pas)… Un vrai conflit de valeurs, potentiellement !”
Marie qui a témoigné dans le premier article.
Pendant l’arrêt maladie, la personne a ralenti son rythme, peut-être aménagé son lieu de vie. Son entourage privé s’est adapté, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. L’entreprise a parfois maintenus les liens par des coups de fil ou des visites. Ces manifestations apportent un soutien moral évident et apprécié, et entretiennent l’espoir d’une relation inaltérée. Voire, elles laissent espérer une relation de travail qui ne se limite plus à échanger une force productive contre un salaire.
Au retour hélas, c’est une autre chanson. Les personnes guéries ou en rémission reviennent au travail avec une demande de prise en compte plus globale de leurs besoins, mais…
Le travail est perçu comme un facteur de réparation pour beaucoup de personnes qui reviennent. Mais pour l’entreprise et plus largement, pour la société le message – implicite ou explicite – se résume à : « Ceux qui travaillent doivent être à 100%, quand ce n’est pas davantage. C’est trop fatiguant pour toi ».
Bien que beaucoup d’entreprises fassent coexister des salariés aux statuts et avantages différents, cette question est très sensible en France. Plus exactement, les entreprises n’ont plus (ne s’autorisent plus ?) de marges de manœuvre pour gérer des exceptions. L’égalité de traitement a bon dos.
Leur bureau a disparu… Quand ce n’est pas leur « case » dans l’organigramme ou leur nom dans la liste d’invités à une réunion de département. « Désolée ma belle, j’ai pas le temps de boire un café avec toi, je pars en réunion ». « Pardon madame, votre service a déménagé, vos affaires sont dans des cartons dans le local d’archives. » Un grand moment de solitude.
Ayant besoin d’économiser leur énergie et d’optimiser leur temps, les salariées malades ou aidantes ont souvent tendance à aller à l’essentiel. À se passer des réunions blabla, à couper court aux procédures inutiles, bref à mettre l’organisation face à ses contradictions… Le tout pour des résultats égaux voire supérieurs, ce que les entreprises vivent mal, le plus souvent. Plusieurs de mes clientes m’ont rapporté avoir payé cher ces libertés prises avec les codes collectifs.
Quel que soit le niveau de bienveillance et de familiarité de l’environnement professionnel face au cancer, l’irruption de la maladie au travail convoque des peurs d’autant plus difficiles à résoudre qu’elles sont inconscientes. Le risque le plus grand quand on a besoin de soutien, c’est de confronter les gens à leur impuissance.
© Cancer@Work
Alex est un vétéran du cancer. A 40 ans, il en avait déjà eu deux. La première fois, il était artisan et ne n’est arrêté qu’une semaine faute de quoi il aurait dû fermer son commerce. La deuxième fois, il était cadre d’un grand groupe de distribution.
« C’est le bon côté des cultures d’entreprise qui vous demandent de tout donner. Le jour où vous avez un coup de mou, l’entreprise vous protège. Moi, je n’avais pas de soutien à la maison, car j’avais divorcé peu de temps après mon premier cancer. Je me suis accroché à mon travail pour ne pas sombrer. Par la suite, des collègues qui ont été diagnostiqués sont venus me parler. J’étais la seule personne à qui ils sentaient pouvoir se confier. Plus récemment, deux femmes dans mon CODIR ont eu un cancer du sein. Quand j’ai compris que le CODIR ne voyait que le côté productivité du problème, je suis intervenu. “On n’a pas le droit de traiter des êtres humains comme ça. Demain, ça peut être n’importe lequel d’entre vous. Demandez-leur ce dont elles ont besoin, faites l’effort de vous adapter et vous ne le regretterez pas. Un salarié reconnaissant est plus productif et plus loyal qu’un salarié qui en veut à la boite’’. »
Cette communauté de malades est informelle, certes, mais elle permet de mettre un peu d’humanité dans le système, trop occupé à maintenir sa stabilité.
Avec la médecin du travail de Sanofi, saisissant en chemin des ressources internes : bilan de compétences, mentoring de Jan Liska dans le cadre du Women network, Hélène Bonnet a co-fondé Cancer & travail : agir ensemble. Une approche pluri-disciplinaire qui mobilise des salariés ayant un vécu de cancer pour ouvrir aux malades, aux aidants, aux managers et aux collègues des espaces d’écoute et d’accompagnement qui leur permet :
La mise en place de ce dispositif a demandé un travail de développement personnel et de formation important.
De chercheuse en biologie, je suis devenue chercheuse en sciences humaines. J’ai dû apprendre à transmettre et à sensibiliser, pour situer le problème et donner envie aux bonnes personnes de soutenir ce projet qui bouscule les codes de l’entreprise et le tabou de la maladie. Pour faire changer le système de l’intérieur, il faut donner envie aux gens de faire partie de la solution, sans les confronter à leur impuissance. Cela requiert non seulement une intention sincère, déterminée et patiente à la fois mais aussi une approche pragmatique et scientifique qui s’appuie sur des connaissances.
Le pire qui attend les malades de retour au travail, c’est le manque d’empathie, d’autant que la maladie aggrave tous les risques psychosociaux préexistants, notamment la précarité économique et/ou familiale.
Or, l’empathie envers des collègues malades ne va pas de soi, surtout pas dans des organisations tendues au maximum de leurs capacités de productivité.
La démonstration économique et statistique ne suffit pas à faire évoluer des comportements organisationnels bien ancrés.
Pour faire changer le système de l’intérieur, il faut qu’une personnalité forte, qui a besoin de faire bouger les lignes pour elle-même, s’empare du sujet.
Donner envie de faire partie de la solution sans confronter ses interlocuteurs avec leur impuissance requiert un travail en profondeur sur sa posture et sa communication.
Rencontrons-nous !