Rencontrons-nous !
La procrastination a remplacé la paresse dans la liste des péchés capitaux et dans les cabinets de coaching.
Alors qu’Amazon vend plus de 10.000 livres sur la procrastination (+4.000 en 2 ans !), Google fournit plus de 60.000 réponses à la question existentielle « comment arrêter de procrastiner ? ». Dans mes séances de coaching, j’entends tous les jours des managers, pourtant sélectionnés tout au long de leur scolarité puis de leur vie professionnelle pour leur capacité de travail, confesser honteusement être « procrastinateur professionnel », voire « pathologique ».
Je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi la procrastination est systématiquement considérée comme une pathologie. Ma pratique professionnelle aussi bien que mon expérience personnelle m’invitent à avoir un point de vue beaucoup plus nuancé, loin des idées-reçues.
Après avoir laissé traîner pendant une semaine un projet dans lequel elle sentait qu’elle allait se noyer, Nathalie s’est retrouvée au pied du mur. Une fois passé un moment de panique, quand elle a compris qu’il était trop tard pour tenir ses échéances avec la méthode habituelle, elle a dû créer un raccourci pour mener à bien son projet dans le respect du planning. Rétrospectivement, même si elle est loin de se féliciter de ce résultat obtenu de manière cavalière, elle reconnaît que le résultat est satisfaisant.
C’est incroyable à quel point la pression de la dernière minute peut aider certain·e·s à travailler plus efficacement. De même, c’est étonnant de voir à quel point les émotions provoquées par la non-conformité à une norme sociale peuvent empêcher de prendre du recul sur les avantages et inconvénients d’une situation.
Françoise, qui m’a promis de m’envoyer les coordonnées d’un thérapeute spécialisé dans les relations mère-fille par SMS, diffère cet envoi pour la énième fois. Connaissant Françoise, je ne peux plus croire à de la distraction. Elle finit par me dire, avec une grimace de culpabilité, qu’elle a oublié comment partager une fiche contact depuis son téléphone portable. Quand je lui montre, elle avoue, honteuse, que son fils le lui a déjà montré deux fois. Avec des commentaires sarcastiques sur son analphabétisme informatique, évidemment.
La honte anticipée est une bonne raison de reporter au lendemain, voire au surlendemain, ce qui pourrait être fait le jour même.
Michael se plaint à la psychologue scolaire que sa fille retarde la corvée des devoirs jusqu’à ce qu’il mette son nez dedans.
– Comment se comporte votre fille dans d’autres circonstances ? demande la psy.
– Pour être honnête, je ne la vois pas beaucoup dans d’autres circonstances. Je voyage beaucoup pour le travail.
Finaude ! En procrastinant, cette petite fille a trouvé un excellent moyen de motiver son père à lui faire une place dans son emploi du temps !
Je me souviens encore d’avoir accompagné un étudiant, qui n’arrivait pas à se mettre à ses révisions d’examens de fin d’études. Ce garçon était intelligent et travailleur, ne manquait pas particulièrement de confiance en soi, avait démontré pendant toutes ses études d’aptitudes tout à fait honorables à la gestion du temps et à l’efficacité personnelle, ne me paraissait ni excessivement anxieux ni dépressif… Et malgré tout, pas moyen de vaincre l’apathie dans laquelle il était tombé.
Il y avait bien une piste que je n’avais pas explorée après quelques heures de coaching, au vu de son parcours sans accroc : celle d’un éventuel manque de motivation.
– Comment voyez-vous votre vie après avoir réussi votre examen final, Yohann ?
– Pour résumer, 45 ans à me tirer la bourre avec les mêmes fils à papa, pour savoir qui sera promu le premier.
– Et ça vous fait quoi, d’envisager votre vie comme ça ?
– Pour rester pudique, je vais qualifier cette perspective de déplaisante.
Tu parles ! Passer toute sa vie avec des gens qu’on méprise dans des jeux de compétition qu’on méprise encore davantage, en voilà une perspective déprimante. Plutôt échouer que de se retrouver dans cette situation ! L’objectif du coaching a soudain pris une autre orientation.
La procrastination peut être le signal que vos batteries sont à plat et que vous avez besoin de vous reposer, au lieu de vous épuiser à terminer votre liste de tâches en 3 fois plus de temps qu’il n’en faudrait si vous étiez en forme. Etienne a mis un moment avant d’accepter de remettre au lendemain une partie du travail prévu pour aujourd’hui. Mais quand il s’est rendu compte qu’après une sieste ou une bonne nuit de sommeil, il était nettement plus productif, il s’est autorisé cette souplesse, avec une limite non négociable : ne jamais faire attendre son équipe.
Laisser un rapport « mûrir » dans un coin reculé de son cerveau aide Karima à traiter, filtrer, fixer ses idées… et le texte final sort d’un coup, juste avant la date-butoir. Cela lui coûte à l’occasion quelques nuits blanches, mais le rapport coût / bénéfice lui convient. Ce mode de fonctionnement a nécessité quelques ajustements avec son responsable, qui a manifesté de l’anxiété au début de leur relation. Dans la mesure où le travail de Karima est toujours fait (juste) à temps, les tensions initiales se sont vite calmées. Et quand le responsable a besoin d’un délai de sécurité, il donne une date-limite plus courte. Il sait user de ce stratagème avec modération, pour en conserver l’efficacité.
Je ne dis pas que la procrastination est la panacée universelle. Les exemples vécus cités ici montrent cependant qu’elle peut constituer une option tout à fait valable dans certaines circonstances et que l’envisager dans un cadre de coaching permet de redonner du choix là où il n’y a au départ que des impasses.
Certaines obligations ne disparaissent jamais, aussi rébarbatives, fatigantes ou effrayantes soient-elles.
Jérôme compte sur son amour du travail accompli : rendre un bon rapport, sentir le parfum de l’herbe fraîchement tondue…
Patricia a besoin de quelque chose de plus fort pour secouer sa flemme et s’atteler aux tâches fastidieuses. Son truc à elle, c’est de devoir les faire pour quelqu’un. Savoir que son comptable attend sa paperasse du mois ou que sa femme de ménage a besoin de vêtements propres à repasser est exactement ce dont elle besoin pour cesser de tergiverser devant les corvées. En d’autres termes, sa peur de décevoir les autres est plus grande que sa tendance à procrastiner.
Trouver les leviers – valeurs et émotions – qui vous poussent à vous remettre en action est souvent plus efficace que de chercher pourquoi vous procrastinez.
Je ne dis pas que cette solution est toujours la bonne, mais dans les quatre cas qui ouvrent cet article, le plus gros problème – tâche rébarbative, honte, abandon parental, erreur d’orientation professionnelle- est évité ou sur le point de l’être.
La procrastination est une stratégie d’évitement. Elle peut prendre mille formes, de l’inertie à la frénésie, en passant par toutes les distractions que les écrans ont multipliées : répondre à ses mails, surfer sur internet, j’en passe.
En remettant à plus tard une tâche ennuyeuse ou le fait de prendre une décision, on obtient une gratification instantanée : le soulagement de ne pas s’être confronté·e à quelque chose qu’on redoute. Quand cet évitement devient un refuge systématique, c’est là que la procrastination devient un problème. Car à chaque fois qu’on s’accorde la satisfaction immédiate de l’évitement, on s’envoie aussi, inconsciemment, le message « tu n’en es pas capable ». Et ce message est dévastateur pour notre estime de soi.
A mes coachés qui me disent procrastiner parce qu’ils n’ont pas confiance en eux, je réponds souvent qu’ils n’ont plus confiance en eux parce qu’ils procrastinent.
La posture et les protocoles des coachs et thérapeutes systémiques sont très bien formalisés, notamment par Giorgio Nardone. La clarté des étapes de cette approche systémique laisse toutefois une large part de créativité au praticien.
Mes remerciements à Sandrine Donzel, Natalia Kavourinou, Penina Wieder.